Gaelle Bourges ©Kit Brown

Gaëlle Bourges, artiste associée (2016-2018)

Entretien

04/09/2018 - 20h00

Votre association au Centre chorégraphique national de Tours, rendue possible grâce au dispositif mis en place par le Ministère de la Culture en 2016, se termine à la fin de l’année 2018. Les tourangeaux ont pu découvrir en trois ans plusieurs de vos créations : Vider Vénus (triptyque rassemblant Je baise les yeux, La belle indifférence et Le Verrou (figure de fantaisie attribuée à tort à Fragonard)), Vers 1836., Conjurer la peur, Le bain et Incidence 1327. Diriez-vous que le soutien au long cours à un travail artistique est fondamental pour qu’un public en comprenne pleinement son sens ?

Côtoyer plusieurs travaux d’un.e même artiste est le moyen le plus juste pour en saisir l’esprit. On peut avoir un coup de foudre pour une pièce, aimer moins une autre, mais dans la durée quelque chose entre en dialogue avec sa propre sensibilité. Si en plus on a un goût pour les fréquentations longues, qu’on aime lire tous les livres d’un même auteur par exemple, ou voir tous les films d’un.e même cinéaste, on risque d’aimer découvrir tous les spectacles d’un.e même chorégraphe ! Un CCN est déjà une structure qui permet de côtoyer sur le long terme l’esthétique de l’artiste qui le dirige. Le dispositif de 2016 permet désormais une double fréquentation ! C’est une chance pour les gens qui habitent des villes pourvues de CCN, comme c’est le cas pour les tourangeaux. Et c’est sans compter la programmation à l’année que Thomas Lebrun propose, ajouté au Festival Tours d’Horizons qui a lieu en juin : peu de villes françaises offrent un choix aussi large de spectacles de danse contemporaine. Cette diversité fait naître et nourrit une culture chorégraphique, qui a besoin d’être développée car elle reste toujours rudimentaire dans les cursus scolaires et universitaires.

Cette association fut aussi pour vous l’occasion de tisser des liens avec le public et les structures culturelles de la ville. Par exemple avec le Musée des beaux-arts et la bibliothèque municipale où vous avez donné Vers 1836. durant le Festival Tours d’Horizons 2017. Mais aussi, avec les étudiants de l'UFR d'Histoire de l'art de l'Université de Tours avec qui vous avez travaillé autour de Conjurer la peur ; avec une quinzaine d’amateurs pour l’atelier chorégraphique que vous avez dirigé l’an passé, lesquels ont présenté Juste Camille (Tours d’Horizons 2018). Quel regard portez-vous sur ces différentes expériences ?

Ce sont autant de manières de rencontrer des gens – qu’ils soient attachés à un musée, une bibliothèque, une université, ou simplement à la pratique de la danse. Les rencontres m’intéressent toujours, surtout avec des milieux qui ne sont pas familiers avec le spectacle vivant. Ensuite les rencontres marchent plus ou moins bien ! Tout dépend du rapport qu’on arrive à construire, et du tissage possible entre les attentes des uns avec celles des autres. J’ai le sentiment d’avoir manqué d’un peu de temps quelquefois, comme quand on se serre trop vite la main et que le contact est un peu brusque. On voudrait recommencer le geste mais c’est trop tard. Globalement, j’ai le sentiment que nous sommes tous trop pressés, dans tous les sens du terme – pressés par le temps, par manque de temps, et sous pression. Or construire un rapport avec l’art prend du temps.

Votre nouvelle création, Ce que tu vois, sera présentée en octobre au CCNT. Pour cette pièce, vous avez choisi de vous pencher sur la tenture de l’Apocalypse d’Angers. Qu’est-ce que cette confrontation à cette tenture du XIVème siècle nous révèle de son essence, de sa destination historique, voire politique ?

Se pencher sur la tenture de l’Apocalypse, c’est d’abord pour moi mettre en place un dispositif de production des images qu’on peut voir, et du récit qui les sous-tend. Comment appréhender aujourd’hui les fameuses visions de fin du monde apparues à Jean, exilé sur l’île de Patmos dans un contexte de crise, au Ier siècle de notre ère ? Le texte de Jean était politique : ses visions étaient habitées de catastrophes - invasion de sauterelles dévastant tout, chute d’astres, combat avec un dragon à sept têtes, tremblements de terre, naufrage, etc. - car il s’agissait pour lui de décrire de façon cryptée sa rébellion contre l’empire romain, qu’il abhorrait. Jean écrit contre le despotisme, contre le polythéisme et contre la persécution des Chrétiens. Il dit : « tenez bon, il y aura un temps meilleur après la série d’épreuves - quelquefois mortelles - que nous vivons ». Il a transcrit ces hallucinations dans un livre, pour que l’espoir d’un temps meilleur traverse le temps, justement. Est-ce que ces visions anciennes habitent encore nos imaginaires aujourd’hui, au-delà du caractère religieux dont elles sont porteuses ? Est-ce qu’on en attend quelque chose, notamment en termes politiques ? C’est ce que la nouvelle pièce va explorer, en mêlant temps ancien et temps contemporain.